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Apparemment, ils le guettaient depuis un certain temps et ils l’interceptèrent lorsqu’il sortit de l’ascenseur pour se rendre à la salle à manger.

Ils étaient trois, alignés devant lui, paraissant bien résolus à ne pas le laisser s’échapper.

— Monsieur Sutton ? demanda l’un d’eux, et Sutton fit oui de la tête.

L’homme avait un aspect assez misérable. Il n’avait peut-être pas dormi tout habillé, mais c’était la première impression qu’il donnait. Il serrait une casquette élimée entre des doigts courts et sales. Ses ongles étaient bordés d’un noir de crasse.

— Que puis-je pour vous ? demanda Sutton.

— Nous voudrions vous parler, monsieur, si vous le permettez, dit la femme qui faisait partie du trio. Vous voyez, nous sommes une sorte de délégation.

Elle croisa ses mains grasses sur un ventre replet et fit de son mieux pour prendre un air radieux. L’effet en était gâché par les mèches de cheveux épars qui s’échappaient de son chapeau minable.

— J’allais déjeuner, fit Sutton, d’un ton hésitant, essayant d’avoir l’air pressé, et de faire passer un peu d’irritation dans sa voix tout en restant dans les limites de la civilité.

La femme garda son air radieux.

— Je suis Mme Jellicoe, dit-elle comme s’il devait être heureux d’en être informé. Et ce monsieur, celui qui vous a parlé, est M. Hamilton. Et voici le capitaine Stevens.

Le capitaine Stevens, remarqua Sutton, était un individu massif, mieux habillé que ses deux compagnons. Ses yeux bleus semblaient pétiller malicieusement, comme s’il voulait dire à Sutton : « Ces gens-là ne me plaisent pas plus qu’à vous, mais je suis avec eux et je ferai du mieux que je pourrai. »

— Capitaine ? dit Sutton. D’un vaisseau stellaire, je suppose ?

Stevens acquiesça :

— En retraite, dit-il. (Il s’éclaircit la gorge :) Nous sommes navrés de vous ennuyer, Sutton. Nous avons essayé de nous rendre à votre appartement mais nous n’avons pas pu. Nous avons attendu plusieurs heures. J’espère que vous ne nous décevrez pas.

— Cela ne prendra qu’un instant, promit Mme Jellicoe.

— Nous pourrions nous asseoir là-bas, dit Hamilton en tortillant sa casquette dans ses doigts sales. Nous vous avons gardé un fauteuil.

— Comme vous voudrez, répondit Sutton.

Il les suivit dans le coin d’où ils étaient sortis pour venir vers lui et prit place dans le fauteuil.

— Maintenant, dit-il, dites-moi de quoi il s’agit.

Mme Jellicoe prit une profonde respiration :

— Nous représentons la Ligue pour l’Égalité des Androïdes.

Stevens l’interrompit, réussissant à éviter le long discours que Mme Jellicoe semblait sur le point d’entreprendre.

— Je suis certain, dit-il, que M. Sutton a entendu parler de nous à un moment ou un autre. La Ligue existe depuis de longues années.

— J’ai entendu parler de la Ligue, dit Sutton.

— Peut-être, dit Mme Jellicoe, avez-vous lu nos prospectus ?

— Non, dit Sutton. Je ne peux pas dire que j’en ai lu.

— En voilà quelques-uns, alors, dit Hamilton.

Il fouilla dans une poche intérieure de son manteau, en sortit une poignée de prospectus et de brochures défraîchies. Il les tendit à Sutton qui les prit du bout des doigts et les posa sur le plancher près de son fauteuil.

— En bref, dit Stevens, nous représentons la tendance selon laquelle on devrait accorder aux androïdes l’égalité avec la race humaine. Ils sont authentiquement humains à tous points de vue sauf un.

— Ils ne peuvent pas avoir d’enfants, laissa échapper Mme Jellicoe.

Stevens haussa ses sourcils roussâtres et jeta un regard à Sutton comme s’excusant à demi.

Il s’éclaircit de nouveau la gorge :

— C’est tout à fait exact, monsieur, reprit-il, ainsi que vous le savez probablement. Ils sont stériles, tout à fait stériles. En d’autres mots, la race humaine peut fabriquer, chimiquement, un corps parfaitement humain, mais elle a été incapable de résoudre le mystère de la conception biologique. De nombreux essais ont été tentés pour reproduire les chromosomes et les gènes, les ovules fertiles et le sperme, mais aucun n’a réussi.

— Un jour, peut-être… dit Sutton.

Mme Jellicoe secoua la tête.

— Nous ne sommes pas destinés à tout savoir, monsieur Sutton, déclara-t-elle d’un ton dévot. Il y a un Tout-Puissant qui nous garde de tout connaître. Il y a…

Stevens lui coupa la parole :

— En bref, monsieur, nous entendons faire accepter l’égalité entre la race humaine biologique, la race humaine née, et la race humaine chimiquement fabriquée qu’on appelle les androïdes. Nous soutenons que les deux races sont fondamentalement semblables, que toutes deux sont humaines, que chacune a droit à l’héritage commun de la race humaine.

« Nous, la race humaine biologique, originelle, avons créé les androïdes afin de renforcer notre population, afin qu’il y ait plus d’êtres humains pour occuper les postes de commandement et les centres administratifs disséminés à travers la galaxie. Vous n’ignorez probablement pas que la seule raison pour laquelle nous n’avons pas pu prendre la galaxie plus étroitement sous notre contrôle est le manque de personnel dirigeant humain.

— Je le sais très bien, dit Sutton.

Et il pensait : Ce n’est pas étonnant. Pas étonnant que la Ligue pour l’Égalité soit considérée comme une bande de cinglés. Une vieille folle, un gros balourd répugnant, un capitaine en retraite de la flotte de commerce spatiale, ne sachant comment passer leur temps et n’ayant rien d’autre à faire.

— Voilà des milliers d’années, poursuivait Stevens, que l’esclavage a été aboli entre une race humaine biologique et une autre. Mais aujourd’hui, nous avons un nouvel esclavage entre les humains biologiques et les humains fabriqués. Car les androïdes sont une propriété. Ils ne vivent pas leur vie en maîtres de leur propre destinée, mais asservis, aux ordres d’une forme de vie identique… identique à tous points de vue sauf que l’une est biologiquement féconde et que l’autre est stérile.

Et ça, pensa Sutton, c’est certainement quelque chose qu’il a appris par cœur dans un livre. Comme un agent d’assurances ou un vendeur d’encyclopédies à domicile.

— Qu’attendez-vous de moi à ce propos ? dit-il tout haut.

— Nous désirons que vous signiez une pétition, dit Mme Jellicoe.

— Et que je verse une cotisation ?

— Pas du tout, dit Stevens. Votre signature sera suffisante. C’est tout ce que nous vous demandons. Nous sommes toujours heureux d’obtenir la preuve que des hommes prestigieux sont avec nous, que les hommes et les femmes de la galaxie qui réfléchissent comprennent que nous luttons pour la justice.

Sutton repoussa son fauteuil et se leva.

— Mon nom ne vous apportera pas beaucoup de prestige.

— Mais, monsieur Sutton…

— Je suis d’accord sur vos objectifs, dit Sutton, mais je suis sceptique sur vos méthodes pour y parvenir. (Il leur adressa un petit salut. Ils étaient encore assis dans leurs fauteuils :) Et maintenant il faut que j’aille déjeuner, conclut-il.

Il avait déjà franchi la moitié du hall quand quelqu’un lui saisit le bras. Il se retourna à moitié furieux. C’était Hamilton, sa casquette élimée à la main.

— Vous avez oublié quelque chose, dit-il en lui tendant les prospectus qu’il avait laissés sur le sol.

Dans le torrent des siècles
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